Cet habit blanc, que j’ai mis, me fut offert par mon frère lors de ma dernière visite à Alger. C’est celui que mon père avait acquis pour son pèlerinage, aux lieux saints, en fin de parcours. Mais, quand j’y pense, mon père, ce bienveillant patriarche, qui était-il vraiment ? Après une enfance pénible, à l’époque coloniale, il dut faire son service militaire, puis être, à son corps défendant, envoyé en Indochine, pour s’y battre, dans une guerre qui n’était pas la sienne. Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, il nous revint changé. Il se mura dans un silence qui en disait long sur ses meurtrissures.
Ma mère dut prendre le relais. Il subvenait aux besoins matériels, elle s’occupait de l’équilibre affectif des siens. C’était une femme aimée de tous. Privée du savoir par la bêtise humaine, qui ne voyait nulle autre place pour elle qu’au foyer, elle n’en était pas moins d’une sagesse qui forçait le respect. Elle était adroite de ses mains et fort ingénieuse. Pour chaque situation elle sortait le dicton approprié. La tradition orale portée à sa plus éloquente expression. Même privés du savoir, nos anciens gardaient intacte la sagesse séculaire et la transmettaient, par illustration, plus efficacement que l’école.
A la fin de mes études universitaires, dans les années quatre vingt dix, les troubles que connut le pays me forcèrent à faire un pénible choix : l’exil. Ceux restés en Algérie durent choisir leurs camps. Certains, en âge d’intégrer les rangs de l’armée algérienne, le firent. D’autres entrèrent en opposition, muette ou active. Le reste de la population, pris entre marteau et enclume, eut à subir plus d’une décennie d’enfer terroriste. Cette alternative, peu reluisante, fut déterminante dans le pénible choix que je dus faire. Le visa pour la France fut un véritable parcours du combattant au terme duquel je me retrouvai à Paris. Depuis lors, j’y vis.
Dans l’atelier où j’exerce mon métier d’artiste plasticien/restaurateur d’œuvres d’art, j’ai eu à restaurer, entre autre, d’innombrables documents d’arbres généalogiques, au cours de cette seconde tranche de vie parisienne. Cela me porta à m’interroger sur mes propres racines. Un sentiment de frustration allait maintenir mon cœur serré, pendant toutes ces années. Qu’en est-il de mes grands-parents, leurs arrières grands-parents… notre histoire familiale, dont les traces furent perdues de conquêtes en occupations ?
Qui suis-je ? Avec de maigres données et des lambeaux de souvenirs: mon grand-père, mon père, ma mère, mes frères, ma sœur… j’ai tenté une ébauche d’arbre généalogique. Seulement, je ne sais toujours pas qui je suis ! Face au miroir, vêtu de l’habit blanc de mon père, j’eus, l’espace d’un moment, la sensation qu’il m’ouvrait une fenêtre sur le vécu de mon père. Porté par cette sensation, je tentai de me remémorer les souvenirs de jadis. Hélas, faute d’images d’évènements marquants, je ne parvins pas à habiller les neuf premières années de ma vie...
Qu’est-il advenu de mon enfance ? Ou sont les souvenirs s’y afférents ? Contrairement au reste des mortels, n’ai-je donc rien vécu de marquant que ma mémoire d’enfant puisse avoir jugé utile de graver ? Avant cet habit là, j’avais porté celui de mon grand-père paternel que ma mère m’avait offert de son vivant. Ce grand-père dont j’ignorai totalement le vécu. Comment a été la vie de ce personnage foncièrement bon, fauché un jour sur un trottoir par un jeune chauffard ivre ?
Il avait fait un gratifiant bout de chemin avec moi, pendant mes toutes premières années, en l’absence de mon père et avait laissé un grand vide, dans la vie du gamin de cinq ans que j’étais. Là non plus, rien pour m’éclairer ! Nageant dans un flou complet, je décidai de façonner mon vêtement, d’y graver ma légende, afin que mes enfants sachent qui était leur père ? Les regards de certaines personnes, qui considèrent qu’un maghrébin ne peut être qu’un épicier, un voleur ou un terroriste, m’avait d’abord laissé stupéfait, à mon arrivé à Paris. Je dus peu à peu apprendre à faire abstraction de ce genre de bêtises humaines et prouver au quotidien que la valeur d’un être humain réside dans moins dans ce que les esprits étroits pouvaient penser de lui, que dans son comportement exemplaire et son apport à la société à laquelle il appartient.
Mes enfants sauront que leur père est un homme ouvert sur l’universel, qui a toujours aimé les autres et la vie, aussi loin que sa mémoire puisse remonter… Un homme dont les racines sont profondément ancrées dans le sol et la tête bien haut dans le ciel, parmi les étoiles.
Nasreddine Bennacer
The white robe that I am wearing, was a gift from my brother. He offered it to me during my last visit to Algiers. It is the one my father had bought for his pilgrimage to Mecca and the holy shrines during the last years of his life. But now that I give it a thought, I wonder: my father, that benevolent patriarch, who was he exactly? After a difficult childhood, during the colonial era, he was forced into military service, just like any other Algerian youth. Then, against his will, he was sent to Indochina to fight a war that was not his own. The day after the Algerian independence was declared, he came back home, changed. He hid behind a wall of silence that spoke louder than any words.
My mother had to take the lead. He provided for our material needs, while she provided for the love he could no longer give, leaving him with the burden of earning our daily living. She was loved by everyone. Deprived of the access to education by a prejudiced society that could not conceive of any convenient place for a woman other than the home, she was nonetheless skilful and wise. She spoke the right words in every situation, a repository of expressions from the oral tradition. Even lacking traditional education, our elders preserved secular wisdom and transmitted it better than any school education could ever do.
In the early nineties, when I graduated, the turmoil that the country was undergoing forced me into exile. Those among my friends who remained in Algeria had to choose their side: some of them joined the national security troops, others – either actively or silently – joined the resistance. The rest of the population, caught between a rock and a hard place, had to suffer over a decade of terrorist nightmare. This grim alternative determined the difficult decision I had to make. The process to obtain the French visa was a struggle, at the end of which I was finally able to get to Paris, where I continue to live.
In the studio where I work as a visual artist and as a restorer of works of art, I occasionally had to restore family trees. This led me to question my own roots. A feeling of frustration kept my heart sore for many years. Who are my grand-parents, my great grand-parents? What is our family history whose traces seem to have been lost during the conquests and occupations?
« Who am I ?» With little facts and shreds of memory – my grand-father, my father, my mother, my brothers and sisters… – I drafted a tentative family tree. All my efforts were to no avail: I still do not know who I am. In front of the mirror, wearing my father’s white robe, for a split second, I was under the impression that a window had opened, revealing fragments of my father’s life. Led by this sensation, I tried to recall the memories of bygone days. Alas, except for a few significant events, I had no recollection of the first nine years of my life.
What happened to my childhood? Where have my memories gone? Contrary to the rest of humanity, have I not lived anything memorable as a child that was worth retaining? Before wearing this robe, I had worn my paternal grandfather’s robe that my mother had gifted me. A grand-father I knew nothing about. How had the life of that kind-hearted man who lost his life to a drunk driver been?
He had accompanied me during the first years of my life, in the absence of my father, and his sudden departure had left an unfillable void in the life of that five-year-old boy I once was. Swimming in complete darkness, I decided to make my own robe, to write my own story, so that my children would know who their father was. The glances of those who think that people like me cannot be but grocers, thieves or terrorists, had left me bewildered upon my first arrival in Paris. I had to learn to distance myself from these manifestations of human ignorance and strove to prove that a man’s worth does not lie in what people think of him, but in the righteousness of his conduct and his contribution to the society he lives in.
My beloved kids will know that their father was an open-minded man, who always loved the others and life, as far as his memory went. A man whose feet are deeply rooted in the ground and whose head hovers among the stars.
Nasreddine Bennacer